CHAPITRE 17

 

Au Fort de Fort, au Weyr de Benden,

À l’Atelier de la Baie,

En mer à bord de la Sœur de l’Aube, 1.10.15-2.10.15

 

 

Quand les trois lézards de feu eurent brisé la glace en se saluant, les trois hommes, amusés par l’enthousiasme de leurs amis, s’assirent confortablement autour de la table dans la petite salle que le Seigneur Groghe utilisait pour ses entretiens privés. Sebell y était souvent venu, mais jamais en qualité de porte-parole de son Atelier, et jamais en compagnie du Chef du Weyr de Fort, que Groghe avait également invité pour une circonstance manifestement importante.

— Je ne sais trop par où commencer, dit le Seigneur Groghe en servant le vin.

Sebell pensa que c’était au contraire un très bon début.

— Autant entrer dans le vif du sujet. J’ai soutenu F’lar quand il a combattu T’ron, dit Groghe, parce que je savais qu’il avait raison. Raison d’exiler ces inadaptés en un lieu où ils ne pourraient nuire à personne. Tant que les Anciens ont tenu le Weyr Méridional, il était bon de les laisser tranquilles, dans la mesure où ils nous laissaient tranquilles aussi – ce qu’ils ont fait dans l’ensemble.

Le Fort de Fort avait subi des déprédations qu’on ne pouvait attribuer qu’aux Anciens dissidents. N’ton et Sebell le savaient. Le Seigneur Groghe croisa les mains sur son ventre rebondi.

— Maintenant, beaucoup sont morts, et les autres attendent de mourir. Ils ne sont plus une menace. D’ram amène des chevaliers-dragons des autres Weyrs, pour reconstituer un Weyr fonctionnel, capable de combattre les Fils et de protéger le pays. Et j’approuve !

Il considéra ses interlocuteurs d’un air entendu.

— Hummm. C’est très bien, n’est-ce pas ? Le Weyr Méridional fonctionne bien de nouveau, et le Continent Méridional ne présente plus de danger. Un Fort y est établi. Avec le jeune Toric. Loin de moi l’idée d’empiéter sur ses terres. Il les a gagnées. Mais un Weyr peut protéger bien plus qu’un petit Fort, non ?

Il braqua les yeux sur N’ton, imperturbable.

— Eh bien, hummm. L’ennui, quand on a des fils et qu’on leur apprend à gouverner, c’est qu’ils veulent gouverner ! Ils se lancent dans des rivalités terribles. Les mettre en tutelle n’avance pas à grand-chose. Car on reçoit aussi des pupilles, qui se disputent entre eux ! Bref, ils ont besoin de Forts à gouverner ! Je ne peux plus diviser mes terres : je cultive tout ce qui n’est pas de la rocaille. Je ne peux pas expulser des vassaux dont les pères, les grands-pères et les ancêtres m’ont servi. Ce n’est pas mon idée d’un bon gouvernement. Je ne les mettrai pas dehors pour faire plaisir à ma famille. Il n’en est pas question.

« Bien sûr, tant que les Anciens occupaient le Sud, je n’aurais rien eu à suggérer. Mais maintenant c’est D’ram qui commande, délégué par F’lar, et il fera un Weyr fonctionnel, si bien qu’on devrait pouvoir établir d’autres Forts, non ?

Le Seigneur Groghe défia du regard le Harpiste et le Chef du Weyr.

— Il y a énormément de terres vierges dans le Sud, n’est-ce pas ? Personne ne sait combien au juste. Mais Maître Idarolan dit qu’un de ses bateaux a suivi la côte pendant des jours et des jours.

Il se mit à glousser, puis son hilarité s’amplifia en un rire homérique qui secouait son gros corps. Incapable de parler, il pointa un index boudiné, essayant de se faire comprendre du geste.

Stupéfaits, N’ton et Sebell se consultèrent du regard en haussant les épaules. Ils ne voyaient pas ce qui amusait tant le Seigneur Groghe. Enfin, épuisé par ce fou rire, le Seigneur Groghe s’essuya les yeux.

— Bien dressés ! Vous êtes bien dressés tous les deux ! haleta-t-il, se frappant la poitrine du poing.

Il eut une quinte de toux, puis, aussi soudain qu’il s’était mis à rire, il devint solennel.

— Je ne peux pas vous le reprocher. On ne doit pas communiquer les secrets des Weyrs. Je vous félicite. Mais rendez-moi un service. Parlez à F’lar. Rappelez-lui que l’attaque vaut mieux que la défense. Bien sûr, il le sait déjà ! Pourtant, il ferait bien de se tenir prêt. Tout Pern sait que le Maître Harpiste va s’installer dans le Sud pour sa santé. Tout le monde souhaite bonne chance à Maître Robinton. Mais tout le monde commence à se poser des questions sur le Continent Méridional, maintenant qu’il n’est plus fermé à tous.

— Le Continent Méridional est trop vaste pour être bien protégé contre les Fils qui continuent à y tomber, dit N’ton.

Le Seigneur Groghe hocha la tête, marmonnant qu’il le savait bien.

— L’ennui, c’est que les gens savent qu’on peut vivre à l’extérieur d’un Fort et survivre à une Chute. Menolly l’a fait ! Et il paraît que les Anciens n’aident guère Toric pendant les Chutes.

— Dites-moi, Seigneur Groghe, demanda Sebell de son ton tranquille, avez-vous déjà été dehors pendant une Chute ?

Le Seigneur Groghe frissonna.

— Une fois. Ohhh, oui, je vois ce que vous voulez dire, Harpiste. Je vois. Quand même, ce serait une façon de séparer les enfants des hommes ! Dit-il, hochant vigoureusement la tête.

Il considéra N’ton d’un œil matois.

— Les Weyrs ne veulent-ils pas séparer les enfants des hommes ?

À sa grande surprise, N’ton éclata de rire.

— Il n’y a pas que les enfants qu’il faudrait séparer, Seigneur Groghe.

— Euh ?

— Je transmettrai votre message à F’lar aujourd’hui même.

Le Chef du Weyr de Fort leva sa coupe pour sceller sa promesse.

— Je ne peux pas vous demander plus ! Quelles nouvelles de Maître Robinton, Maître Sebell ?

Les yeux de Sebell brillèrent, amusés.

— Il est à quatre jours du Fort d’Ista, et se repose dans le plus grand confort.

— Ha ! s’exclama le Seigneur Groghe, peu convaincu.

— Enfin, on m’a dit qu’il vit confortablement, répondit Sebell. Mais je ne sais pas s’il est lui-même de cet avis.

— Il va dans cette jolie région où est piégé le jeune Jaxom, n’est-ce pas ?

— Piégé ? dit Sebell, regardant le Seigneur Groghe avec une horreur feinte. Il ne doit pas voler dans l’Interstice pendant un certain temps, c’est tout.

— Il est dans cette baie. Magnifique. Où se trouve-t-elle exactement ?

— Dans le Sud, répondit Sebell.

— Hum, d’accord. Vous ne voulez pas le dire ! Eh bien, il ne vous reste plus qu’à transmettre à F’lar ce que je vous ai dit. Je ne pense pas que je serai le dernier, mais ce serait une bonne chose que je sois le premier. Une bonne chose pour lui ! Et une bonne chose pour moi ! Mes maudits fils finiront par me rendre alcoolique !

Le Seigneur se leva et les deux autres l’imitèrent.

— Quand vous le verrez, dites à votre Maître que j’ai demandé de ses nouvelles, Sebell.

— Je n’y manquerai pas, Seigneur.

La petite reine du Seigneur Groghe, Merga, pépia joyeusement à l’adresse de Kimi et Tris, les lézards de feu de Sebell et N’ton, quand les trois hommes se dirigèrent vers la porte du Fort. Pour Sebell, cela signifiait que le Seigneur Groghe était très satisfait de leur entrevue.

Ils ne firent aucun commentaire avant d’être bien engagés sur la large rampe menant de la cour du Fort de Fort à la grande route pavée traversant les terres.

Puis N’ton entendit Sebell glousser doucement, épanoui.

— Ça a marché, N’ton. Ça a marché.

— Qu’est-ce qui a marché ?

— Le Seigneur Régnant demande l’autorisation du Chef du Weyr pour aller dans le Sud !

— Et pourquoi pas ? dit N’ton, perplexe. Sebell adressa un grand sourire à son ami.

— Par la Coquille, ça a marché aussi avec vous ! Avez-vous le temps de m’emmener au Weyr de Benden ? Le Seigneur Groghe a raison. Il sera peut-être le premier, mais pas le dernier.

— Qu’est-ce qui a marché pour moi, Sebell ?

Le sourire de Sebell s’élargit encore et ses yeux brillèrent.

— Non, mon ami. Pas les secrets de l’Atelier. N’ton poussa une exclamation d’impatience et s’arrêta au milieu de la chaussée.

— Expliquez-moi, ou je ne vous emmène pas.

— Mais c’est tellement évident. Réfléchissez pendant que vous m’emmènerez à Benden. Si vous n’avez pas compris d’ici là, je vous le dirai. De toute façon, il faut que j’informe F’lar.

 

— Le Seigneur Groghe aussi, hein ? dit F’lar, regardant pensivement les deux hommes.

Il venait de combattre les Fils à Keroon. Après la Chute, il avait eu une conversation surprenante avec Corman, ponctuée de nombreux éternuements émanant du grand nez de ce Seigneur, proie facile pour les rhumes.

— Une Chute à Keroon aujourd’hui ? demanda Sebell.

Le jeune Harpiste sourit à N’ton.

— Le Seigneur Groghe n’a donc pas été le premier !

Donnant libre cours à son irritation, F’lar jeta son gant de vol sur la table.

— Je vous dois des excuses pour vous importuner en un moment où vous préféreriez sans doute vous reposer, Chef du Weyr, dit Sebell, mais si le Seigneur Groghe a pensé à ces terres vierges du Sud, il n’est certainement pas le seul. Il nous a demandé de vous en avertir.

— M’en avertir, tiens, tiens ?

F’lar repoussa la boucle qui lui tombait dans les yeux et se versa une coupe de vin, renfrogné. Puis, revenant à sa courtoisie habituelle, il servit N’ton et Sebell.

— Mais la situation n’est pas encore incontrôlable, dit le Harpiste.

— Des hordes d’hommes sans terres veulent envahir le Sud, et la situation n’est pas incontrôlable ?

— Ils doivent demander l’autorisation à Benden ! F’lar, qui avalait une gorgée de vin, faillit s’étrangler de surprise.

— Depuis quand ?

— Depuis que Maître Robinton leur a inculqué cette idée, dit N’ton, souriant jusqu’aux oreilles.

— Je crois que je ne vous suis pas bien, dit F’lar, s’asseyant et s’essuyant les lèvres. Où est le rapport entre Maître Robinton, qui, à ma connaissance, vogue tranquillement sur mer, et les Groghe ou les Corman qui désirent les terres du Sud pour leurs fils ?

— Vous savez que le Maître Harpiste m’a envoyé en mission sur toute la planète. En plus de mes devoirs habituels, je devais étudier le point de vue des vassaux sur leurs devoirs envers les Forts et les Weyrs. Je devais aussi renforcer l’idée que tout Pern doit allégeance à Benden !

F’lar battit des paupières, secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées, puis se pencha vers Sebell.

— Continuez. C’est fort intéressant.

— Benden est le seul Weyr à pouvoir évaluer les changements survenus dans les Forts et les Ateliers au cours du Long Intervalle, parce que seul Benden avait changé au fil des Révolutions. En qualité de Chef du Weyr de Benden, vous avez sauvé Pern des Fils quand tout le monde pensait qu’ils ne retomberaient plus jamais. Vous avez aussi protégé votre Temps des excès de ceux des Anciens qui n’acceptaient pas les changements survenus dans les Forts et les Ateliers. Vous avez défendu les droits des Forts et des Ateliers contre les vôtres, et vous avez exilé ceux qui ne voulaient pas vous prêter allégeance.

Au grand amusement de N’ton, F’lar semblait au supplice, à la fois gêné et flatté de cette déclaration.

— Et c’est pourquoi le Continent Méridional s’est retrouvé fermé !

— Pas exactement fermé, dit F’lar. Les gens de Toric ont toujours eu la liberté d’aller et venir.

— Ils venaient dans le Nord, c’est vrai. Mais les commerçants et les voyageurs de toute sorte n’allaient dans le Sud qu’avec l’assentiment de Benden.

— Je ne me souviens pas d’avoir dit ça au Fort de Telgar le jour où j’ai combattu T’ron !

F’lar fit un grand effort pour se rappeler ce qui s’était passé ce jour-là, sauf une noce, un duel et une Chute.

— Vous ne l’avez pas dit exactement en ces termes, répondit Sebell, mais vous avez demandé et obtenu le soutien de trois autres Chefs de Weyr et de tous les Seigneurs et Maîtres Artisans…

— Et Maître Robinton en conclut que Benden exerce la suzeraineté sur le Sud ?

— Plus ou moins.

— Mais pas exactement en ces termes, n’est-ce pas, Sebell ?

— Il a tenu compte de votre intention de réserver une partie du Continent Méridional aux chevaliers-dragons en vue du prochain Intervalle.

— Je ne me doutais pas qu’il avait pris tant à cœur une remarque faite en passant.

— Il ne perd jamais de vue les intérêts des Weyrs.

— Nous devons beaucoup au Maître Harpiste.

— Sans les Weyrs…

Sebell écarta les mains, signifiant par là qu’il n’y avait pas d’autre option.

— Tous les Forts ne seraient pas d’accord avec cette idée, dit F’lar. Beaucoup pensent encore que les Weyrs ne détruisent pas l’Étoile Rouge parce que la fin des Fils marquerait la fin de leur domination sur Pern. À moins que Maître Robinton ne soit parvenu à changer aussi cette idée ?

— Maître Robinton n’en a pas eu besoin, dit Sebell en souriant. Pas après la tentative de F’nor et de Canth pour aller sur l’Étoile Rouge. Tout le monde s’accorde à penser que

 

Les Chevaliers dressent leurs armes

Quand passe la Rouge Étoile.

 

— Mais tout le monde sait que les Anciens se sont rarement donné la peine de combattre les Fils dans le Sud ? dit F’lar.

— En effet, c’est connu. Mais ce n’est pas la même chose de se voir dehors pendant une Chute et d’y être effectivement.

— Cela vous est arrivé ? dit F’lar.

— En effet, dit Sebell. Et je préfère de beaucoup être à l’intérieur d’un Fort.

Il frissonna.

— Je sais que ce sont des habitudes d’enfance qu’on pourrait changer, mais je préfère quand même être à l’abri pendant une Chute.

— Ainsi, en dernière analyse, le problème du Sud me retombe sur les bras ?

— Quel est le problème du Sud ? demanda Lessa qui entrait. N’était-il pas entendu que nous avions des droits prioritaires ?

— Le problème, c’est de savoir quelle partie du Continent Méridional nous ouvrirons aux fils sans terres des Seigneurs du Nord, avant qu’ils ne deviennent eux-mêmes un problème. Corman m’a parlé aujourd’hui après la Chute.

Lessa desserra sa ceinture de vol et soupira.

— Je voudrais en savoir plus. Jaxom n’a donc rien fait depuis qu’il est à la baie ?

Sebell sortit un volumineux paquet de sa tunique.

— Si. Voici qui devrait vous tranquilliser un peu, Lessa.

L’air calme et triomphant à la fois, Sebell déroula les papyrus qui composaient ensemble une grande carte, où certaines parties restaient en blanc. Dans les marges, les noms des explorateurs et les dates des reconnaissances. La presqu’île en face de la pointe de Nerat, entièrement cartographiée, portait les noms familiers du Weyr et du Fort Méridionaux. De chaque côté s’étendaient d’incroyables immensités, limitées à l’ouest par un grand désert de sable bordant une immense baie. Vers l’est, plus loin encore du Weyr Méridional, la côte s’étirait vers le sud, et se terminait par le dessin d’une haute montagne circulaire et d’une petite baie marquée d’une étoile.

— Voilà ce que nous connaissons du Continent Méridional, dit Sebell. Comme vous voyez, il reste beaucoup à découvrir. Le peu que nous avons fait a demandé trois Révolutions entières de discrètes reconnaissances.

— Par qui ? demanda Lessa, maintenant très intéressée.

— Par bien des gens, dont moi-même, N’ton, les vassaux de Toric, mais surtout par un jeune Harpiste nommé Piemur.

— C’est donc cela qui lui est arrivé quand il a changé de voix, dit Lessa, très surprise.

— D’après l’échelle de cette carte, dit lentement F’lar, on ferait tenir tout le continent Nord dans la moitié occidentale.

Sebell posa le pouce gauche sur la presqu’île du Weyr Méridional et le reste de la main, doigts écartés, sur la section ouest de la carte.

— Cette région conviendrait très bien aux fils des Seigneurs.

Lessa allait protester, mais il lui sourit, étendant sa main droite sur la partie est de la carte.

— Mais cela, d’après Piemur, est la meilleure partie du continent !

— Près de cette montagne ? demanda Lessa.

— Près de cette montagne !

Piemur, montant Stupide, ressortit de la forêt juste comme la nuit tombait sur la baie. Farli voletait au-dessus de sa tête. Il posa une guirlande de fruits devant Sharra.

— Là ! Pour me faire pardonner de m’être enfui ce matin, dit-il, s’accroupissant avec un sourire hésitant. Stupide était épouvanté par la foule. Il n’était pas le seul.

Il s’épongea le front avec ostentation.

— Je n’avais pas vu tant de gens depuis… depuis la dernière assemblée à laquelle j’ai assisté à Boll Sud. Et ça remonte à deux Révolutions ! J’avais peur qu’ils ne s’en aillent jamais !

Ce ton piteux fit sourire Jaxom.

— Je n’étais pas plus content. Je m’en suis tiré en allant chasser. Puis j’ai cherché une ponte, et j’ai passé l’après-midi à raccommoder le filet de pêche.

Piemur hocha la tête.

— Bizarre, de fuir les gens comme ça. J’avais l’impression de ne pas pouvoir respirer. C’est complètement idiot.

Il eut un bref éclat de rire.

— Si cela peut vous consoler tous les deux, j’étais un peu accablée moi-même, dit Sharra. Merci pour les fruits, Piemur. Cette… cette horde a mangé tout ce que nous avions. Je crois qu’il reste un peu de wherry rôti et quelques côtes de chevreuil.

— J’ai tellement faim que je mangerais bien Stupide, mais il serait trop dur.

Sharra rit et alla lui chercher à manger.

— Je n’aime pas penser à l’invasion qui s’annonce, dit Jaxom.

— Jaxom, réalisez-vous que j’ai été dans des endroits où personne n’avait jamais mis le pied ? J’ai vu des coins qui m’ont glacé d’épouvante et d’autres que j’avais du mal à quitter tant ils étaient beaux.

Soudain, il s’assit, tendant le doigt vers le ciel.

— Les voilà ! Si seulement j’avais une longue-vue !

— Qui ?

— Les Sœurs de l’Aube. Vous voyez ces trois points brillants ? On ne les voit qu’au crépuscule et à l’aube. Souvent, elles m’ont servi de guides !

Jaxom pouvait difficilement manquer de les voir. Il réalisa qu’il n’avait jamais dû sortir le soir, ni à l’aube, depuis qu’il était à la baie.

— Elles s’estompent très vite, dit Piemur, à moins qu’une des lunes ne soit levée. Puis on les revoit juste avant l’aube. Il faudra que j’en parle à Wansor quand je le verrai. Elles ne se comportent pas comme des étoiles normales. Le Maître Astronome doit-il venir ?

— C’est à peu près le seul qui n’ait pas été convoqué, répondit Jaxom. Courage, Piemur. S’ils continuent à travailler comme aujourd’hui, ils finiront en un rien de temps.

Piemur reprit :

— Les autres étoiles changent de position. Elles, jamais. Depuis que je suis ici, elles n’ont jamais changé de place.

— C’est impossible ! Wansor dit que les étoiles ont des routes assignées dans le ciel, exactement comme…

— Elles restent immobiles !

— Et je vous dis que c’est impossible.

— Eh bien, je vais envoyer un message à Wansor. Je maintiens que c’est un comportement hautement bizarre pour des étoiles !

 

Un changement de brise réveilla le Maître Harpiste. Zair, pelotonné sur les coussins près de son oreille, pépia doucement. On avait tendu une toile au-dessus de sa tête pour le protéger du soleil, mais le vent était tombé et la chaleur étouffante l’avait tiré de son sommeil.

Pour une fois, personne ne le veillait. Ce répit le réjouit. Il y avait sans doute une petite amélioration dans son état. Il se délecta de sa solitude. Devant lui, le foc ballottait au gré des vagues, et il entendait la grand-voile, à la poupe, qui ballottait de même en l’absence de vent. Seule la houle semblait pousser le bateau de l’avant. Les vagues, couronnées d’écume, étaient d’une régularité hypnotique ; il secoua la tête pour briser leur emprise. Levant les yeux au-dessus des ondulations de la mer, il ne vit que de l’eau à perte de vue, de tous les côtés, comme d’habitude. Ils ne verraient pas la terre avant quelques jours, et pourtant Maître Idarolan trouvait qu’ils avançaient rapidement depuis qu’ils avaient rencontré le Grand Courant Méridional.

Le Maître Pêcheur était enchanté comme tous les membres de l’expédition. Robinton ricana. Sa maladie avait des avantages. Pour les autres.

Allons, allons, pas d’amertume, se dit le Harpiste. Pourquoi as-tu passé tant de temps à instruire Sebell sinon pour te remplacer en cas de besoin ? Eh bien, il n’avait jamais cru que ça arriverait. Il se demanda si Menolly lui rapportait fidèlement les messages quotidiens de Sebell. Elle pouvait très bien comploter avec Brekke pour lui cacher les problèmes préoccupants.

Zair frotta sa douce tête contre la joue de Robinton. Zair était le meilleur indicateur d’humeur qui soit possible. Le lézard de feu connaissait l’humeur de chacun avec un instinct qui surpassait le don de Robinton pour « sentir » une atmosphère.

Il regrettait sa fatigue, qui l’empêchait de mettre à profit le temps de cette traversée pour rattraper le retard pris dans les affaires de l’Atelier, écrire ces ballades qu’il avait en tête, et réaliser toutes sortes d’anciens projets que le souci des affaires quotidiennes l’obligeait à reporter. Mais Robinton se voyait sans ambition, content de se reposer sans rien faire sur le pont du vaisseau de Maître Idarolan. La Sœur de l’Aube, ainsi Idarolan l’avait-il baptisé. Cela lui rappela qu’il devait emprunter la longue-vue du Maître Pêcheur pour le soir. Elles avaient quelque chose de bizarre, ces Sœurs de l’Aube. Elles étaient visibles dans le ciel, plus haut qu’elles n’auraient dû être, au crépuscule et à l’aube. Il devrait se rappeler d’écrire un mot à Wansor.

Il entendit Zair pépier joyeusement. Puis il y eut des pas étouffés derrière lui. Zair lui transmit l’image de Menolly.

— Ne venez pas comme ça en tapinois, dit-il avec plus d’humeur qu’il n’aurait voulu.

— Je croyais que vous dormiez.

— Je dormais. Qu’est-ce que je fais d’autre ?

— Vous semblez mieux.

— Mieux ? Je suis grincheux comme une vieille fille. Vous devez en avoir assez de ma mauvaise humeur.

— Je suis contente que vous puissiez la manifester. Stupéfait, Robinton s’aperçut qu’elle avait les larmes aux yeux.

— Ma chère enfant, dit-il, posant la main sur celle de la jeune fille.

Détournant son visage, elle posa la tête sur sa couche. Zair pépia, roulant des yeux inquiets. Beauté surgit au-dessus de la tête de Menolly, poussant de petits cris d’angoisse. Robinton posa sa coupe, se souleva sur un coude et se pencha sur elle avec sollicitude.

— Menolly, je vais bien, dit le Harpiste, lui caressant les cheveux. Ne pleurez pas. Pas maintenant !

— C’est stupide, je sais. Vous allez mieux, et nous veillerons à ce que vous ne vous surmeniez plus…

Menolly s’essuya les yeux du revers de la main et renifla.

Geste enfantin et touchant. Son visage, maintenant bouffi de larmes, était soudain devenu vulnérable, et Robinton sentit son cœur s’accélérer. Il lui sourit tendrement, repoussant des mèches tombant sur son visage. Lui levant le menton, il l’embrassa sur la joue. Il sentit la main de Menolly se crisper sur son bras. Elle s’abandonna à son baiser avec tant d’ardeur que les deux lézards se mirent à bourdonner.

Était-ce la réaction de leurs amis ? Était-ce sa surprise ? Robinton se raidit, et Menolly se détourna.

— Désolée, dit-elle, la tête basse.

— Moi aussi, ma chère Menolly, dit le Harpiste, de sa voix la plus douce.

À cet instant, il regretta sa vieillesse à lui, sa jeunesse à elle, l’amour qu’il lui portait – amour impossible – et la faiblesse qui l’avait poussé à l’admettre. Elle se retourna vers lui, les yeux brillants.

Il leva la main, vit la douleur dans ses yeux quand, d’un signe, il lui demanda le silence. Il soupira, fermant les yeux pour ne pas voir sa peine. Brusquement, il se sentit épuisé par cet échange intime qui n’avait demandé que quelques instants. Aussi rapide qu’une Empreinte, se dit-il, et aussi durable. Il avait toujours connu, sans doute, la dangereuse ambivalence de ses sentiments pour la jeune fille dont il avait développé le rare talent. Quelle ironie qu’il fût assez faible pour le reconnaître à ses propres yeux et à ceux de Menolly en une circonstance si embarrassante. Comme il était aveugle de ne pas avoir reconnu l’intensité des sentiments qu’elle lui portait. Pourtant, elle semblait heureuse avec Sebell. Ils étaient profondément attachés l’un à l’autre, physiquement et sentimentalement. Robinton avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour qu’il en fût ainsi. Sebell était le fils qu’il n’avait jamais eu. Que rêver de mieux ?

— Sebell… commença-t-il.

Il s’interrompit, sentant les doigts de Menolly se refermer sur les siens.

— Je vous ai aimé d’abord, Maître.

— Vous avez été pour moi une enfant très chère, dit-il en essayant de le croire.

Il lui serra encore la main puis la lâcha.

Il fut alors capable de lui sourire, malgré le regret qui lui serrait la gorge à l’idée de ce qui ne serait jamais. Elle lui rendit son sourire.

Zair s’envola au-delà du parasol, et Robinton ne comprit pas pourquoi l’arrivée du Maître Pêcheur le faisait fuir.

— Ainsi, vous êtes réveillé. Vous avez bien dormi, mon bon ami ? demanda le Maître Pêcheur.

— Voilà l’homme que je voulais voir. Maître Idarolan, avez-vous remarqué les Sœurs de l’Aube au crépuscule ? Ou est-ce ma vue qui s’est détériorée comme tout le reste de ma personne ?

— Oho, votre vue est toujours aussi bonne, Maître Robinton. J’ai déjà prévenu Wansor à ce sujet. J’avoue que je n’ai jamais navigué si loin vers l’est dans ces mers méridionales, en sorte que je n’avais jamais observé ce phénomène, mais je crois qu’il y a quelque chose de bizarre dans ces trois étoiles.

— Si l’on me permet de rester debout après le coucher du soleil, ce soir, dit-il, jetant un regard complice à Menolly, me prêterez-vous votre longue-vue ?

— Certainement, Maître Robinton. Je sais que vous avez eu beaucoup plus de temps que moi pour étudier les équations de Maître Wansor. À nous deux, nous arriverons peut-être à expliquer ce phénomène.

— Rien ne me ferait plus plaisir. En attendant, si nous finissions cette partie commencée ce matin. Menolly, vous avez le damier ?